Eli était tout excité. Aujourd’hui, c’était son premier jour de travail. Un vrai travail ! Pas seulement le travail qu’il faisait quotidiennement chez Alexander. Non, là, il allait bosser dans un café et gagner de l’argent ! Il allait rencontrer plein de gens, faire de nouvelles connaissances et certainement passer de très bons moments. Oui, il était optimiste, c’était un peu ce qui le caractérisait. Depuis qu’il était déviant, il avait envie de contribuer à la société, d’être actif et pas uniquement pour le compte d’Alexander. Il voulait devenir plus autonome, gagner son propre argent, vivre sa vie à côté. Même si, en soi, sa vie tournait toujours autour d’Alexander. Il habitait chez lui et s’occupait toujours de son ménage et des autres tâches à faire chez lui et puis…il l’appréciait beaucoup. Il n’imaginait pas du tout sa vie sans lui. Il ne savait pas encore très bien ce que ça signifiait, mais il n’y pensait pas plus que ça, de toute façon. Il était content et il s’estimait chanceux qu’Alexander lui permette de travailler et d’avoir une vie à côté. Pas tous les humains auraient accepté ça. Ce fut donc tout sourire qu’il quitta l’appartement après avoir mis bien trop longtemps à choisir sa tenue du jour. Il était nerveux et impatient en même temps. Après tout, il plongeait tête baissée dans l’inconnu. Il ne savait pas comment il serait accueilli et comment ça se passerait, mais il était hors de question de reculer maintenant ! Il pouvait déjà s’estimer heureux d’avoir obtenu ce poste. Tout le monde n’était pas favorable aux androïdes et certains humains continuaient à dire qu’ils leurs volaient leur travail. D’ailleurs, est-ce qu’il jouerait franc jeu tout de suite avec ses futurs collègues ? Ou tenterait-il de se faire passer pour un humain ? Il improviserait sans doute sur place.

Il avait marché jusqu’au café, même si ce n’était pas non plus tout près. Mais il aimait marcher, découvrir la ville – ou plutôt la redécouvrir à chaque fois. Car chaque jour, il se passait de nouvelles choses, chaque jour, il y avait des changements, même infimes. Et ça le fascinait. Finalement, il arriva à destination et s’arrêta un instant devant la porte de l’établissement. Il aimait la devanture et l’atmosphère qui se dégageait de ce lieu. Merde. Il était vraiment très nerveux. Il se mordit la lèvre inférieure, ferma les yeux et tenta de se calmer. Tout allait bien se passer. Il poussa enfin la porte et fut accueilli par une douce odeur de café. Il resta un instant planté là, observant les lieux et les personnes qui s’y trouvaient avant de finalement se diriger vers le comptoir pour annoncer sa présence. On l’emmena à l’arrière pour lui donner un petit tablier, ainsi que quelques consignes, puis il put ressortir. On lui avait dit qu’un certain Yloé allait s’occuper de sa formation. Du coup, Eli chercha ce fameux Yloé qu’il ne tarda pas à apercevoir en train de nettoyer une table. S’affublant de son plus beau sourire, Eli s’avança donc vers le jeune homme – oui, il était très jeune – et se planta juste à côté de lui. « Bonjour ! Je suis Eli ! Je commence aujourd’hui et on m’a dit que vous alliez me former. » Était-ce étrange de vouvoyer quelqu’un d’aussi jeune ? Mais en termes de hiérarchie, Yloé était son aîné. En quelque sorte. Il voulait absolument faire bonne impression tout de suite. « Je promets de faire de mon mieux ! » Le contraire était inconcevable.

Son premier jour de travail. Un vrai travail. Un travail pour lequel il serait payé ! C’était une grande étape dans sa courte vie et Eli était vraiment heureux. Heureux de pouvoir contribuer à la société à sa façon, heureux aussi de pouvoir être un peu plus indépendant et de ne plus devoir passer la majeure partie de son temps à l’appartement d’Alexander. Non pas qu’il n’aimait pas son appartement, mais c’était bien aussi de voir autre chose, de rencontrer d’autres gens. Il espérait juste qu’il allait réussir à servir les clients du café comme il fallait et qu’il n’allait pas faire de gaffes. Mais si on lui montrait comment faire, il pourrait sans doute très facilement reproduire tous les gestes qu’il fallait. Il était donc arrivé au café, de bonne humeur, souriant – mais il souriait presque tout le temps, de toute façon – et avait pris contact avec celui qui allait le former et lui montrer les ficelles du métier. Il remarqua tout de suite quelque chose d’étrange chez Yloé. Il avait l’air triste, même s’il souriait. Son regard était empli de tristesse et il semblait avoir des marques sur le visage – et sans doute ailleurs sur le corps. Même s’il avait tenté de les camoufler, Eli n’était pas aveugle. Il avait probablement même une meilleure vision que la plupart des humains. « Oh, d’accord. Je vais te tutoyer alors ! Désolé ! » Pourquoi se touchait-il le visage après avoir prononcé le mot « beau-père » ? Y avait-il un lien ? Eli était très observateur, ce genre de détails ne lui échappaient que rarement. Mais il ne devait pas se mêler de ce qui ne le regardait pas. Et puis, il était là pour travailler, pas pour en savoir plus sur la vie privée de ses collègues.

Yloé lui donna alors sa première leçon. Et ça le laissa un peu confus. Ne pas se mettre la pression ? Eli avait l’air de s’être mis la pression ? Bien sûr, il voulait éviter de faire des erreurs, mais en général, il ne laissait pas la pression le gagner. Il n’était même pas certain de savoir ce que ça voulait vraiment dire ou s’il avait déjà ressenti ça un jour. « Oh, ne t’en fais pas. Je ne peux pas devenir ivre, de toute façon. » Yloé pensait-il qu’il était humain ? C’était flatteur, dans un sens. « Oui, c’est mon tout premier vrai travail ! Mon premier travail pour lequel je serai payé ! Ce n’est pas Alexander qui va me payer quand je lui fais à manger ou que je lave ses caleçons. » Il lâcha un petit rire en imaginant la tête d’Alexander s’il savait qu’Eli était en train de parler de ses caleçons à un presque inconnu. « Je m’occupe de tout chez lui. Mais ce n’est pas pareil. Je veux gagner mon propre argent et être plus indépendant ! » Et le voilà qui commençait à raconter sa vie à Yloé. C’était plus fort que lui. Il aimait discuter, faire connaissance, alors il s’emballait souvent un peu trop. « Et toi ? Tu as déjà travaillé ailleurs ? » Il avait encore l’air très jeune, mais il avait très bien pu commencer à travailler très tôt. « Tu as besoin d’aide pour nettoyer les tables ? » Au moins, il n'avait pas besoin de formation pour ça.

Eli avait remarqué que ses mots avaient provoqué une réaction assez étrange auprès du jeune homme. Qu’avait-il dit de si surprenant ou étrange ? Il était toujours un peu décalé par rapport aux humains ou par rapport à la façon dont il fallait se comporter en société. Même s’il en connaissait les codes principaux, certaines subtilités lui échappaient encore. Il était un peu comme un enfant qui tentait de comprendre le monde et les gens qui le peuplaient. Alors quand il avait parlé d’Alexander, il s’était bêtement attendu à ce que son interlocuteur comprenne, voire qu’il sache qui était Alexander, alors que…non. Comment serait-il au courant ? Tiens. Pourquoi Yloé rougissait ? Pourquoi semblait-il hésiter à dire ce qu’il avait manifestement très envie de dire ? Eli pencha légèrement la tête sur le côté et l’observa, s’apprêtant à lui demander si tout allait bien lorsque le serveur reprit la parole pour lui poser une question inattendue. Est-ce qu’Alexander était son…conjoint ? Eli le regarda un instant avec de gros yeux qui trahissaient sa surprise face à cette question. Mais à mieux y réfléchir, cette question ne paraissait pas si tirée par les cheveux que ça, au contraire. Après tout, Eli avait avoué qu’il faisait le ménage et la lessive, entre autres choses. Le moment de surprise passé, il secoua doucement la tête et esquissa un petit sourire. « Non. Alexander est mon humain. Et sans moi, il serait probablement totalement perdu. » Il n’osait même pas imaginer l’état de l’appartement s’il ne s’en occupait pas. Oui, Alexander était son humain. S’il n’était pas déviant, il aurait probablement dit qu’il était son propriétaire. Mais maintenant, il ne le considérait plus comme tel. Il ne se considérait plus non plus comme la propriété de cet humain. « Je suppose qu’on est… hum…colocataires ? » C’était sans doute ce qui s’appliquait le mieux à leur situation actuelle, non ?

Ils changèrent finalement de sujet et Eli demanda à Yloé s’il travaillait ici depuis longtemps. Ainsi, il apprit que le jeune homme avait 18 ans et qu’il travaillait au café depuis deux ans. « Oh, je vois ! Et ça te plait ? C’est bien ici ? Les gens sont gentils ? » Eli était sûr de s’y plaire si tout le monde était aussi gentil qu’Yloé. Même s’il en doutait. Tous les humains n’étaient hélas pas gentils et tous n’aimaient pas les androïdes non plus. Une nouvelle fois, Yloé se toucha le visage en disant qu’il n’avait pas très envie de rester chez lui. Eli l’observa un instant, puis lui attrapa doucement la main pour la retirer et regarder son visage d’un peu plus près. Il n’y avait pas de doutes. Sous cette couche de maquillage mal appliquée se trouvaient des blessures. « On t’a fait du mal ? » Peut-être était-il un peu trop direct, n’ayant sans doute pas encore appris à se taire quand il le fallait ou quand ce n’était pas le bon moment. Il en oubliait presque qu’il était là pour travailler et pas pour discuter et faire connaissance avec un potentiel nouvel ami. Une fois la table nettoyée, Yloé demanda à Eli de le suivre pour qu’il puisse lui donner un uniforme. L’androïde hocha la tête et lui emboîta aussitôt le pas. « Merci ! Tu es vraiment gentil ! Je suis content que ce soit toi, mon formateur ! » Il lui adressa un grand sourire, tout content de pouvoir vraiment commencer.

Eli n’avait pas vraiment conscience que ses mots pouvaient porter à confusion. Il parlait tout naturellement d’Alexander comme de son humain, comme si tout le monde devait être au courant. Alors qu’évidemment, ce n’était pas le cas. D’ailleurs, Yloé semblait surpris par son choix de mots. Il se mit même à le fixer d’un air étrange, comme choqué. Ou surpris. Il n’en était pas totalement sûr. Est-ce qu’il allait lui dire que finalement, il ne voulait plus le former ? Qu’il ne voulait pas d’un androïde comme collègue ? Pourtant, le jeune homme lui avait semblé si gentil. Est-ce qu’il faisait vraiment partie de ceux qui détestaient les androïdes ? Eli commençait déjà à se faire des films et s’apprêtait à s’excuser, alors qu’il n’avait aucune raison de le faire. Pourquoi s’excuser pour ce qu’on était ? « Je…Il y a un problème ? J’ai quelque chose sur le visage ? » Plutôt que de risquer de dire une connerie, il opta pour cette solution-là. Il ne se doutait pas de ce qui se passait dans la tête de son interlocuteur, pas du tout. Pour lui, vivre avec Alexander était tout naturel, il ne se voyait pas vivre ailleurs ni avec quelqu’un d’autre. Alexander avait été son propriétaire au début, à présent il était juste son humain. Son humain avec qui il voulait rester pour toujours. Même s’il le taquinait parfois un peu trop, même s’il s’amusait à lui faire des blagues débiles, même s’il était bordélique à souhait. C’était son humain à lui. Voilà tout.

Eli s’était attendu un peu à tout, sauf à la question qui suivit. Yloé lui demanda si Alexander était gentil avec lui. Le déviant haussa un sourcil. C’était bien la première fois qu’on lui posait cette question. Yloé craignait-il que son humain le traitait mal ? Était-ce en rapport avec sa propre vie ? Avec ses blessures ? Finalement, Eli hocha la tête, un sourire sincère aux lèvres. « Bien sûr qu’il est gentil avec moi ! Enfin…il s’amuse parfois à coller des post-it sur moi ou à me jeter ses chaussettes sales, mais oui, il est gentil ! Il me laisse faire ce que je veux. Quand je lui ai dit que je voulais travailler, il a accepté tout de suite. Je suis parfaitement libre. Avant, je m’occupais uniquement de son ménage, de la cuisine, c’était mon devoir. Maintenant, je le fais parce que j’en ai envie. » Il souriait toujours. Oui, il en avait envie. Alexander ne le forçait pas du tout. Si un jour, Eli lui disait qu’il n’avait pas envie de faire le ménage, il râlerait probablement un peu pour la forme, mais il ne l’obligerait pas à le faire quand même.
En parlant de gentil…Eli s’enquit alors sur les clients du café. La réponse d’Yloé le surprit un peu et en même temps, il commençait un peu à faire le lien avec les blessures que le serveur tentait de camoufler. Il lui demanda d’ailleurs si on lui avait fait du mal. Le jeune homme semblait surpris, mais il lui répondit quand même. Ses paroles le laissèrent un instant perplexe. « Je ne comprends pas pourquoi les gens sont violents. Et pourquoi ils font du mal aux autres. » Ça lui échappait totalement, mais alors totalement. Les humains se faisaient la guerre depuis la nuit des temps, ils ne semblaient jamais apprendre de leurs erreurs. Pourquoi ? Le pire était évidemment que certains androïdes ne valaient pas mieux.

« Tu n’en veux pas à la personne qui t’a fait ça ? Pourquoi tu ne t’en vas pas, tout simplement ? Si tu veux, je peux demander à Alexander si tu peux venir chez nous ! » Oui, il venait bel et bien de proposer à un gars qu’il venait juste de rencontrer de venir squatter chez lui. Ou chez Alexander plutôt car ça restait principalement son appartement. « Et puis, Alexander est policier. Il pourra t’aider. » Détail très important ! Quoiqu’il en soit, une fois l’uniforme en main, Eli commença donc à se changer tout de suite, non sans exprimer sa joie d’avoir Yloé comme formateur. Ce dernier lui dit d’ailleurs qu’il était content de l’avoir comme collègue. Eli esquissa un grand sourire à ces mots. « C’est vrai ? Tu es vraiment content ? Tu n’aurais pas préféré un humain à la place ? » Malgré tout, ça lui restait dans un coin de la tête.