Soixante ou peut-être quatre-vingt, tu avais définitivement perdu le compte des jours, juste conscient que les semaines avaient fini par se muer en mois à ton plus grand étonnement, toi qui avait été persuadé dès  le premier jour que tu mourrais bien avant ça.
Toi qui le jugeais trop fragile pour survivre aux conditions de détention, aux tortures répétées, ton corps semblait incapable de se résoudre à abandonner pourtant et parfois comme cette nuit, tu le maudissais pour ça alors que la morsure du froid se faisait intolérable malgré la maigre couverture que tu serrais contre toi pour essayer de glaner un peu de chaleur, alors que la douleur était si envahissante que tu étais bien incapable d’identifier de quel endroit elle venait exactement, alors que malgré ton envie de t’enfoncer dans un sommeil sans rêves, malgré la lourdeur de tes paupières, tes yeux restaient désespérément ouverts, rivés sur l’homme dans la cellule voisine, celle d’Owen.
Il était arrivé depuis très peu de temps et comme chaque chose nouvelle dans ton quotidien plus que morne, il attirait toute ton attention. Cependant tu n’avais pas vraiment anticipé que lui aussi se retrouve frappé d’insomnie, lorsqu’il se leva pour s’approcher des barreaux qui séparaient vos cages, tu te surpris d’abord à reculer par réflexe, effrayé, avant de finalement t’approcher à ton tour prudemment, d’une démarche qui se faisait de moins en moins sûre jour après jour, continuant de serrer la couverture contre toi sans pour autant réussir à calmer ni camoufler tes tremblements.

“Trop froid, trop mal”

Si tu ne l’avais pas dit, nul doute que l’homme en face de toi l’aurait deviné à moins d’être complètement idiot, tout comme juste en te regardant, en remarquant la manière dont tes boucles désormais trop longues retombaient sur ton visage beaucoup trop pâle, la façon dont tes vêtements jadis à ta taille semblaient à présent être ceux d’un géant, il pouvait deviner que tu étais là depuis bien trop longtemps.
Humectant tes lèvres, abîmées par la déshydratation constante mais aussi à force de les mordre nerveusement chaque fois que l’angoisse devenait trop insoutenable, tu pris à nouveau la parole sans le quitter des yeux

“Et toi ?”

Quel tourment pouvait bien maintenir cet homme éveillé ?
Tu hésitas un instant mais finis par lui poser une autre question, décrétant que séparé par les barreaux il ne risquait pas réellement de pouvoir te blesser et qu’en tous les cas rien ne l’obligeait à te parler, dans tes yeux brillait à nouveau une certaine lueur, bien que faible, de curiosité.

“Tu es qui ? T’es pas là depuis très longtemps et ils te regardent tous bizarrement”

Ils, les autres, les androïdes, vos bourreaux que tu étais toujours bien incapable de détester réellement.

Serrant ta couverture autour de ton corps bien trop frêle, malmenant tes lèvres déjà meurtries à force de les mordre nerveusement, tu fus pris de court par la question que te posa l’homme en face de toi.
Depuis combien de temps étais-tu là ?
Tu n’en savais rien, tu te souvenais précisément de la date à laquelle tu avais été capturé, difficile de l’oublier alors que tu rêvais chaque nuit de ce jour maudit où tu avais cru mourir entre les mains de ton bourreau pour tomber presque directement entre les mains d’un autre alors que tu tentais désespérément de fuir pour ta vie, mais si tu avais tenté de compter au début, tu avais vite été incapable de distinguer le jour de la nuit, vite perdu tout repère, tu savais juste que tu étais là depuis bien trop longtemps et que chaque jour te rapprochait inéluctablement du dernier alors tu haussas simplement les épaules, donnant à l’homme les seules informations que tu connaissais.

“Je suis arrivé le 3 Janvier, c’est tout ce que je sais”

Mais lui, arrivé si récemment, saurait peut-être te dire depuis combien de temps exactement tu survivais et luttais seul dans ta cellule avec pour seules compagnes la faim, la soif et le froid, cette ignoble trinité.

Rivant à nouveau tes yeux sur le nouveau venu, tu te permis de lui poser, à ton tour, quelques questions, cherchant à comprendre d’une part quel tourment pouvait bien le maintenir éveillé et d’autre part pourquoi tous les regards portés sur lui portaient cette étrange lueur que tu n’arrivais pas à bien déterminer, un mélange d’animosité, de peur mais peut-être aussi de satisfaction, de  fierté ? Comme s’il s’agissait pour eux d’une capture un peu différente, un peu particulière, comme si le plus vieux n’était pas n’importe qui, pas un malchanceux tombé au mauvais endroit au mauvais moment mais quelqu’un de réellement important ?
Tu ne saurais dire et la réponse de ton nouveau voisin restait trop énigmatique pour être catégorique,  peut-être que tu délirais et que ta capacité à lire dans les yeux s’effritait à force de solitude  tout simplement mais le sourire que Jake -puisque c’était son nom- adressa aux gardes qui continuaient de le fixer de leur étrange regard te conforta dans ton idée et te fit suffisamment froid dans le dos pour t’obliger à reculer de quelques pas, toujours aussi craintif qu’un petit animal effrayé.

“Pourquoi ?”

C’était vague comme question, prononcé tout bas aussi comme pour toi-même, au fil du temps tu perdais l’habitude de rendre tes pensées intelligibles à haute voix

“Pourquoi ils font ça ? Imposer des tatouages, à toi, à nous ?”

Dans tes pensées tu revoyais les images des animaux qu’on tatouait avant de les mener à l’abattoir et dans un plus sombre passé encore d’humains qu’on tatouait pour en affirmer la propriété.
Ne pouvant retenir un frisson d’horreur aux réponses que suggéraient ton esprit, tu préféras relever les yeux vers Jake, plantant une nouvelle fois tes incisives dans ta lèvres inférieure.

“Je m’appelle Yloé”

Il s’était marié le sept avril, quatre jours auparavant disait-il et dans un premier temps ton cerveau ne comprit que la moitié des informations qu’il t’apportait restant bloqué sur le fait que cet homme devait être en train de vivre un des pires ascenseurs émotionnels qu’il soit, tu n’avais que peu d’expérience lorsqu’on en venait à l’amour, ton beau-père s’étant toujours arrangé pour te faire regretter amèrement les rares fois où tes yeux se posaient sur le corps d’autres hommes et les fois encore plus rares où tes lèvres trouvaient le chemin des leurs mais tu pouvais imaginer sans peine toute la détresse qu’il devait ressentir après avoir été arraché si prématurément à celui ou celle qu’il aimait, cette personne devait atrocement lui manquer et cette simple pensée te fit monter les larmes aux yeux par empathie alors que tu glissais discrètement ta main à travers les barreaux pour la poser sur son avant-bras dans un geste compatissant.

“ Oh…Désolé”

Tu te mordis les lèvres à nouveau, incapable de contrôler ce geste alors qu’enfin ton cerveau réussissait à traiter l’autre partie de ce qu’il venait de te révéler : la date d’aujourd’hui était le onze avril, ça faisait donc plus de trois mois déjà que tu survivais complètement isolé et maltraité mais de tout ce que tu aurais pu ressentir entre le choc, l’incrédulité à l’idée d’avoir survécu aussi longtemps alors que tu aurais pensé tenir quelques semaines tout au plus, ce fut pourtant tout autre chose qui retint ton attention.

“Ca veut dire que j’ai eu 19 ans”

Ce n’était pas une énorme surprise en vérité, né le vingt-quatre février, emprisonné le trois janvier, tu te doutais bien que la date de ton anniversaire avait dû passer, noyée dans le flot ininterrompu de jours qui se ressemblaient mais en avoir la confirmation te procurait une toute autre sensation, tu avais eu dix-neuf ans sans même t’en rendre compte, tu avais gagné une année supplémentaire au compteur de ta courte vie entre les quatre murs d’une prison dont tu ne voyais aucune issue, tu étais bien incapable de mettre des mots sur ce sentiment qui broyait ton cœur mais il n’avait rien de bien agréable, tu préféras alors te forcer à changer de sujet pour ne pas t’attarder plus longtemps sur tes états d’âme demandant à Jake : Pourquoi ? Pourquoi les androïdes décidaient de vous tatouer comme on le faisait jadis aux esclaves et encore aujourd’hui aux animaux qu’on menait à l’abattoir ?
Sa réponse ne te rassura aucunement, te confirmant plutôt que tu voyais juste dans leurs intentions, pour eux vous n’étiez que du bétail, enfermés, marqués par celui que Jake appelait Samaël, torturés puis tués.

“Un prénom tout indiqué”

Tu aurais bien aimé dire à ton interlocuteur que ces “machines” avaient une conscience, des croyances et qu’il fallait le respecter mais tu doutais de l’intelligence de la manœuvre, préférant simplement souligner la cohérence effrayante entre le prénom de l’androïde et sa cruauté.

Le silence retomba quelques secondes alors que tu serrais à nouveau la couverture contre toi, tentant désespérément de t’apporter un peu de chaleur et, lorsque le plus âgé reprit la parole, ce fut pour te faire une promesse qui si elle te prit de court, t’arracha enfin un sourire qui creusait des fossettes adorables dans tes joues

“Je ferai rien d’inconscient, c’est promis. Tu crois qu’on sortira un jour d’ici ?”

La douleur de l’homme était palpable et même si tu n’étais pas bien sûr d’être en capacité de la comprendre, après tout comment comparer tes quelques flirts auxquels ton beau-père avait rapidement mis fin à coup de poings avec un amour suffisamment fort pour se marier ? Tu sentais sa souffrance et tu aurais aimé faire bien plus pour lui, plus que glisser une de tes mains à travers les barreaux pour la poser sur son avant-bras, plus que de lui dire que tu étais “désolé” car ça n’avait aucun sens au fond ce mot, tout le monde était toujours désolé, tu regrettais presque de l’avoir utilisé.

Le silence retomba un instant sur vos prisons, les yeux de l’homme perdus dans le vague, fixés sur un point invisible, tournés probablement vers des choses qui échappaient à ta compréhension, des souvenirs peut-être...ou des regrets.
Ce fut à cet instant précis que, prenant enfin réellement conscience de la date du jour, tu te surpris à souffler à mi-voix cette révélation : tu avais eu dix-neuf ans, enfermé entre ces murs, dans ce flot de jours qui se ressemblaient, un avait été celui où tu avais gagné une année et même si tu n’avais plus fêté ton anniversaire depuis de longues années déjà, considérant qu’un jour sans ressentir la morsure de son poing contre ton visage était un cadeau suffisamment précieux, tu ne pouvais pas t’empêcher de ressentir un petit pincement au cœur, tu avais eu dix-neuf ans, tu aurais pu, dû, être en train de recommencer ta vie ailleurs mais tu étais ici en train de te dire que tu ne verrais très probablement jamais ta vingtième année. Ce n’était pas juste et même en sachant pertinemment que la vie était par essence injuste, tu avais du mal à accepter cet état de fait.

Entendant Jake tousser, tu sortis de tes pensées pour le dévisager à nouveau avant de doucement retirer la couverture que tu serrais contre ton corps pour la lui tendre, réprimant à ton tour un frisson.

“Tiens, prends la”

Te doutant qu’il allait probablement protester, tu poursuivis

“De nous deux je suis celui qui a le plus de chance d’en avoir une autre”

Parce que toi tu n’étais personne, jamais qu’un gamin qui se trouvait au mauvais endroit, au mauvais moment, qu’ils regrettaient peut-être même d’avoir ramassé, alors que lui était quelqu’un, quelqu’un pour eux ? Quelqu’un tout court ? Tu ne savais pas vraiment, ne lui ayant demandé aucune explication, aucun compte mais quelqu’un qu’ils voulaient visiblement faire souffrir assurément, à l’image de Samaël, l’androïde au prénom tout indiqué.
Pris d’un élan de curiosité, tu te permis de lui poser une nouvelle question, peut être trop indiscrète, peut être trop privée.

“Samaël...Tu le connaissais déjà ?”